Le bull de mon père

Jean Jauniaux,

Je n’avais jamais vu mon père pleurer.

Rire oui. Avoir des fous rires aussi. Qu’il ne pouvait pas contenir. Il était tellement secoué qu’il devait se tenir les côtes. Ça fait mal ! s’esclaffait-il par hoquets. Je l’avais vu se mettre en colère aussi. Dans ces cas-là, il valait mieux se mettre à l’abri et attendre que l’orage passe.

Il n’avait même pas pleuré quand maman est morte. En tout cas, pas devant moi, ni devant personne d’ailleurs. Je garde le souvenir de ce qu’il m’avait dit alors, comme s’il voulait que je comprenne pourquoi il ne manifestait pas de chagrin, comme s’il avait peur que je pense qu’il n’aimait pas maman. Il s’est agenouillé pour que son visage soit à hauteur du mien, que ses yeux soient bien près des miens. Tu sais, Idesbald, elle avait tellement mal que le Bon Dieu a eu pitié d’elle et est venu fermer ses yeux.

Je savais bien déjà à l’époque que mon père ne croyait pas en Dieu. Ni Dieu ni Maître ! aimait-il à s’exclamer avec une emphase que son sourire et un clin d’œil relativisaient aussitôt. Cela arrivait par exemple quand nous prenions la route de la mer avec maman et qu’il décidait tout d’un coup de faire un détour par Pipaix. Maman essayait vainement de l’en dissuader mais… Ni Dieu ni Maître, lançait-il en rangeant la voiture sur le parking de la brasserie. Il savait que maman protestait pour le principe et que, pour rien au monde, elle n’aurait privé son mari de ce rituel. Dans la salle qui me semblait immense de la brasserie, nous nous installions à une des grandes tables qui pouvaient accueillir douze convives, assis sur les bancs de bois. Pendant que maman déballait les tartines, papa commandait une Bush.

On roulait à bord d’une 4 l, couleur jaune sable. Même s’il n’avait ni Dieu ni Maître, mon père donnait raison à maman quand elle lui interdisait de commander une deuxième bière. Mon père obtempérait avec une feinte mauvaise grâce. Bien plus tard, j’ai découvert que cette bière tirait un tel degré d’alcool qu’un seul verre suffisait à faire tourner la tête au plus résistant des buveurs ! Mon père déposait un baiser bien sonore sur les lèvres de maman qui rougissait alors en me regardant. Je haussais les épaules pour lui faire comprendre que j’en avais vu d’autres ! Ils me faisaient bien rire ces deux-là ! Ils n’imaginent pas tout ce qu’on sait déjà à mon âge des bisous sur la bouche !

Quand on allait à la mer, c’était toujours à Saint-Idesbald. C’est là que mon père avait rencontré maman. Il travaillait sur les chantiers de la plage. Le lundi matin, il partait d’Écaussinnes avec le contremaître de la carrière. Ils prenaient le train qui les menait jusqu’à la gare de Coxyde, vous savez, cette gare qui ressemble à un cube blanc et qu’on dirait construite par un enfant avec des Lego géants. Arrivés à Coxyde, le contremaître et papa montaient dans la camionnette du chantier qui les déposait au bord de la mer. C’est là que papa a appris à piloter les bulldozers sur le sable. Tout le monde admirait son habileté à déposer, avec autant de délicatesse que s’il les tenait au bout de ses doigts, des blocs de pierre bleue qu’il alignait les uns à côté des autres jusqu’à ce qu’ils forment une longue baleine grise qui plongeait dans la mer, disparaissait sous l’eau à marée haute et resurgissait du sable dès que la mer se retirait. Le chantier devait durer plusieurs mois. Mon père arrivait le lundi en compagnie du contremaître. Une fois que celui-ci avait examiné l’avancement des travaux et donné les dernières recommandations, il rejoignait Écaussinnes et laissait mon père à Saint-Idesbald pour la semaine.

C’est ainsi qu’il rencontra maman. Ils me racontèrent qu’ils s’étaient croisés sur le marché du mercredi qui se tenait sur la place qui allait s’appeler la Kerkplein, place de l’Église. Le Wallon mécréant qu’était mon père et la Flamande pratiquante qu’était maman s’y étaient rendus pour des raisons diamétralement opposées : mon père voulait voir le chantier de l’édifice moderniste qui allait devenir Notre-Dame-des-Dunes, maman allait adresser sur ces lieux sacrés les prières muettes des âmes simples qui souvent ne sont que des vœux de bonheur, pour soi et pour le monde. Mon père aborda ma mère en s’exclamant : Magnifique ! Maman ne sut pas ce que désignait ce mot et l’attribua à l’objet de sa pieuse rêverie : elle avait rencontré le bonheur.

Lorsque les brise-lames furent achevés, ils se fiancèrent. Elle le rejoignit à Écaussinnes, par le même train qu’il avait pris des semaines durant. Dans un conte de fées où les vœux s’exaucent vraiment, on écrirait maintenant : Ils se marièrent, vécurent heureux longtemps et eurent beaucoup d’enfants. Ils se marièrent, je suis persuadé qu’ils furent heureux, mais pas assez longtemps pour avoir beaucoup d’enfants. Je suis leur fils unique et mon père devint bien vite papa unique, lorsque le prétendu Bon Dieu a eu pitié des souffrances de maman.

Mon père reprit son travail dans les carrières pendant quelques mois lorsque, un beau matin, comme on dit dans les livres d’aventure — je ne lisais plus de contes et je ne croyais plus en Dieu avec qui j’avais réglé mes comptes —, et je ne rêvais plus aux fées, le contremaître le fit venir dans le bureau du directeur.

— Bonjour Édouard ! Asseyez-vous. Vous avez entendu parler du nouveau projet à Ronquières ?

— On ne parle que de cela dans la région, Monsieur le directeur.

— Le responsable du chantier recrute des conducteurs d’engins de terrassement… Il travaillait à la côte quand vous y étiez… et il a remarqué votre habileté à manier les bulldozers. Pour le chantier du Plan Incliné, ils ont acheté de nouveaux engins, beaucoup plus longs, beaucoup plus lourds. Ils recherchent des hommes comme vous, Édouard… Cela vous dirait ? C’est mieux payé qu’ici et je ne peux pas vous refuser cette chance de gagner davantage. Et puis, c’est le chantier du siècle dans notre région, cela ! Il paraît que même les Chinois viennent voir les travaux !

Mon père accepta bien sûr. Pas pour le salaire beaucoup plus élevé que celui de la carrière. Du moins, je ne crois pas. Ce qui le motiva, ce fut le défi de piloter un de ces monstres dont le directeur lui avait montré une photo. J’ai conservé cette image aux couleurs fluo des tirages de l’époque : on y voit, alignés comme des géants du futur, les bulls les plus grands jamais construits à ce jour. Les roues atteignaient le premier étage des maisons de Ronquières lorsqu’ils furent emmenés le long du canal. Les pelles, dressées vers le ciel, auraient pu toucher le toit de l’église. Les chenilles qui équipaient certains engins produisaient le vacarme d’une armée en marche.

Je me souviendrai toujours du sourire de mon père lorsqu’il revint de sa première journée passée aux commandes du bull. Il était comme un enfant ! Il s’assit sur une chaise pour me mimer les gestes qu’il avait appris à faire. Mais la démonstration n’était pas suffisante. Il dépose la chaise sur la table de la cuisine, escalada celle-ci s’assit sur le dossier de la chaise, les pieds posés sur le siège, pour que je voie bien la hauteur de sa cabine. J’étais terrorisé de le voir tomber, mais je ne pouvais m’empêcher de crier et de rire mon bonheur de voir mon père élevé ainsi dans la lumière du néon de la cuisine comme dans le plus merveilleux des rêves !

Le dimanche, il m’emmenait sur le chantier. On prenait la 4 L, le sac avec les boîtes à tartines, des bouteilles de bière pour lui, de la limonade pour moi, et nous allions par les chemins étroits et gras de terre vers la tour qui s’érigeait à l’horizon.

Certains dimanches, on prenait l’autoroute d’Ostende, c’est ainsi qu’on appelait celle qui sur des plaques de béton nous menait jusqu’à la côte, que nous longions ensuite sur la route Royale pour atteindre Saint-Idesbald. On allait sur les brise-lames, on regardait les malles qui naviguaient au large, on pourchassait les mouettes pour admirer leur envol. Au retour, on faisait une halte devant la stèle dédiée à saint Idesbald, non loin du moulin qui brassait le ciel de ses ailes. Là, nous restions immobiles quelques minutes, songeant à maman, la main dans la main. Je sais que ce n’est pas ici qu’elle est enterrée, mais elle aimait cet endroit… C’est pas pour rien que tu t’appelles Idesbald…

En semaine, tous les matins, il partait au volant de la 4 L parcourir les cinq kilomètres qui séparaient Écaussinnes de Ronquières. Là, aux commandes de son bull, il déplaçait des tonnes de terre et de pierres qui petit à petit s’élevaient en deux immenses lingots au long du canal dont on avait détruit les écluses pour les remplacer par le plan incliné. En amont de ce chantier titanesque, la tour s’érigeait de plus en plus haut, transformant à jamais le paysage vallonné en un immense cadran solaire. Le soir, mon père racontait le ballet des engins, se vantait du tonnage de terre que ses hommes et lui parvenaient à déplacer… Tu imagines… c’est comme si chaque mois on refaisait la butte de Waterloo !

Au premier hiver du chantier, la pluie devint l’ennemi numéro un des bulls. L’argile lourde, les pierres et l’eau se liguaient contre les engins de terrassement. Plus d’une fois, l’un de ces monstres mécaniques faillit s’enliser dans les ravins instables que l’eau creusait. Ce qui devait arriver arriva : un des bulls s’enfonça tellement dans le flanc de terre instable, qu’on ne parvint pas à l’en extraire. Tout le chantier s’immobilisa. À l’aide d’autres engins on poussa la carcasse fumante pour la relever, on la tira pour la dégager. Rien n’y fit. L’engin était perdu. Le contremaître décida qu’il ne pouvait interrompre plus longtemps le travail. Cela lui coûterait moins cher d’abandonner le monstre que de retarder encore les déblaiements.

Mon père rentra ce soir-là sans dire un mot. Il avait perdu le goût des histoires, des calculs, des plaisanteries dont il ornait le récit de ses journées. C’était son bull qui avait été enterré dans les flancs de Ronquières. Il ne se pardonnait pas la fausse manœuvre. Il aurait dû voir que le sol s’effritait devant lui. Il aurait dû faire marche arrière, tout de suite. Ne pas laisser l’engin glisser par l’avant dans la blessure ouverte de la terre ! J’étais couché depuis longtemps sans trouver le sommeil. J’entendis ce soir-là mon père sangloter. Je compris plus tard qu’il pleurait d’un seul coup tous ses chagrins. Qu’il a eu peur aussi de perdre son travail. Qu’il avait honte aussi d’avoir été, lui, le champion du bull, le premier à perdre un engin !

Il ne fut pas le seul. La terre était traîtresse et engloutit d’autres machines qui furent elles aussi enterrées et doivent aujourd’hui rouiller dans les entrelacs des racines qui consolident à présent les flancs fertiles du Plan Incliné.

Quelques jours après qu’il eut perdu son bull, mon père m’emmena à Saint-Idesbald. Sans qu’il le remarque, j’enterrai au pied de la stèle le Dinky Toys qu’il m’avait offert le premier jour de son nouvel emploi. C’était le modèle réduit du bull de mon père.

Avec mes enfants, je retourne de temps en temps à Saint-Idesbald. Pas une fois je n’ai manqué de m’asseoir quelques minutes sur le banc qui fait face à la stèle de saint Idesbald. Elle est difficile à trouver : les buissons d’oyats et les peupliers trembles la dissimulent aux regards des rares passants. L’immense église Notre-Dame-des-Dunes attire davantage les curieux que ce minuscule monument et je sais, lorsque je m’y rends, que je serai livré à la solitude de ma méditation. J’ai souvent associé ces deux monuments, l’église flamande et l’écluse wallonne, gigantesques l’une et l’autre, au si court bonheur que mon père et maman ont vécu ensemble.

Parfois me prend l’envie de déterrer le Dinky Toys et de révéler à mes enfants le cérémonial auquel je me suis livré ici, lorsque j’ai compris le chagrin de mon père et ce que signifiait sa rage de ne pouvoir se désempêtrer de la terre qui l’ensevelissait. Je ne me suis pas encore décidé à enlever le jouet à la protection de mon homonyme, Idesbald, un moine né à onze siècles de distance, le même jour que moi. On dit que ses frères l’avaient élu pour présider aux destinées de l’abbaye des Dunes pour sa bonhomie irrévérencieuse et son aménité indéfectible. Ni Dieu ni Maître… ?

Si vous allez parmi les peupliers et les oyats et que vous découvrez la stèle, laissez-y le jouet qu’un enfant y a placé sous la protection d’un moulin à vent. Si vous allez à Ronquières, sachez que sous la terre qui abrite de ses flancs le Plan Incliné, se trouve encore le bulldozer de papa.

Le Plan incliné de Ronquières est un ascenseur à bateaux près de Ronquières (Braine-le-Comte), dans la province de Hainaut (Belgique). Situé sur le parcours du canal Bruxelles-Charleroi, il permet de faire glisser un bac contenant une ou plusieurs péniches en vue de leur faire franchir un dénivelé important. Le plan incliné a été mis en service en 1968.

L’église Notre-Dame-des-Dunes de Koksijde

L’architecte Josef Lantsoght a dessiné les plans de cette église construite de 1956 à 1962. Situé à Coxyde, l’édifice est surmonté d’une toiture en forme de vague ou de moule (Kokkel d’où vient le nom Koksijde). En 1968, une relique de saint Idesbald a été déposée dans la crypte.

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