Dès que son bateau touche l’écluse, la batelière saute sur les pierres et trottine clap-clap de ses sabots vernis vers le magasin tout proche. Elle entame une course contre la montre car elle devra reprendre le bateau à la sortie du sas et cela ne lui laisse que six ou sept minutes au plus. Signalons cependant qu’un éclusier obligeant sait faire traîner la manœuvre.

La batelière est une cliente modèle. Elle sait ce qu’elle veut, paie comptant et se retire aussitôt. Si la boutiquière est en même temps couturière, peut-être lui commandera-t-elle un tablier de satin noir ou un pantalon pour son mari, en toile ou en velours côtelé. Les pièces de tissu attendent dans les rayons, il n’y a qu’à choisir.

Un large bord aux jambes, une boucle et une patte dans le dos permettront toujours d’ajuster le vêtement à la taille. Jamais de réclamations !

Dans les années 30, les choses évoluent rapidement. Nos batelières commencent à porter de jolies pantoufles de fantaisie et des tabliers à fleurs. Et comme les bateaux plus rapides ont tendance à former des files d’attente aux écluses, elles disposent d’un plus long temps pour faire leurs courses et en profitent pour se confier davantage. Pas toujours facile car la plupart sont d’expression flamande ! Mais on trouve aisément les mots quand on parle des enfants.

En parlant un peu des enfants…

La marinière raconte qu’elle voit très peu ses gosses. Entre 10 et 14 ans, ils sont placés dans des homes pour bateliers. Quatre années est le minimum de scolarité obligatoire. L’Etat participe aux frais d’hébergement. Beaucoup les y envoient déjà à 6 ou 8 ans, à leurs frais, afin qu’ils ne soient pas handicapés par rapport aux « terriens ». Les cours sont mixtes mais, pour les filles, on a reconstitué à l’école une cuisine de la grandeur d’une cabine de bateau afin de leur apprendre l’économie domestique in situ. La mère va embrasser ses enfants quand la péniche passe à proximité du pensionnat (Saint-Ghislain, Mont-sur-Marchienne, Bruxelles, Anvers…). Si elle navigue à l’étranger, elle n’est même pas sûre de pouvoir les reprendre durant les vacances. Elle compte beaucoup sur ses parents établis à terre. C’est pourquoi on voit de moins en moins d’enfants sur les bateaux. Elle va aussi à l’occasion consulter les « Œuvres » pour bateliers en difficulté (Aujourd’hui, à Marchienne-au-Pont, une A.S.B.L. dispose d’un bateau-église).

L’enfant du « boutique » caché sous le comptoir enregistre tout ce qu’elle dit. Il le ressortira 60 ans plus tard.