A.     MAMAN, LES PETITS BATEAUX…

Le petit bateau d’une charge de 68 tonnes conçu par Jean-Baptiste Vifquain pour naviguer sur notre canal s’appelle le « baquet de Charleroi C’est un bateau belge pour les bateliers belges.

En bois d’abord, il est construit sur les chantiers de Molenbeek, Hal, Seneffe, La Louvière, pour ne citer que les plus proches. De la forme d’un parallélépipède, avec fond plat et nez légèrement relevé, il a l’air d’un gros « sabot ».

Long de 19 mètres, large de ± 2,60 m, il s’emboîte idéalement dans les écluses de 19,80 m x 2,75 m. Il lui est impossible de traîner un bachot derrière lui. Lors des éclusages, même le gouvernail (1 m de long seulement) gêne et à plus forte raison le panneau mobile qui le prolonge et le suit comme un aileron de requin (la lunette). Le batelier, lorsqu’il pénètre dans le sas, doit donc relever la lunette contre le gouvernail et rabattre le tout contre la poupe (mettre à balle). A ce moment, la longue barre de direction placée perpendiculairement au bateau dépasse. Il faut enlever le bout amovible de cette barre (le lamenteau) et le bateau peut alors descendre dans le sas après fermeture des portes.

Chargé, le baquet s’enfonce de 1,80 m dans l’eau. Vide de 30 à 40 cm seulement. Son équilibre est alors des plus instables. La nuit à l’amarre, il est fréquent que deux baquets se couplent pour plus de sécurité.

Si par malheur il y a un trou dans la coque, on le colmate rapidement avec un grand pan de lard bien appuyé sur l’ouverture. En y piquant des graines d’herbe, celles-ci gonflent, germent et le bouchage provisoire est encore plus hermétique (A. Decoster).

En 1842, on comptait en circulation environ 400 baquets de bois au prix unitaire de 2.500 Francs.

En acier ensuite, à partir de 1874, les baquets sont construits à Ombret puis à Willebroek et Molenbeek. En 1902, leur prix s’élève à 5.800 Francs. Ils jaugent de 70 à 75 tonnes. Les Carrières de Quenast en possèdent 14. On les estime plus solides pour le transport des pavés.

Les baquets métalliques remplacent peu à peu ceux de bois. Mais, à leur tour, ils sont délaissés au profit des bateaux de 300 t lors de la mise à grande section de la totalité du canal en 1933. Toutefois, on en compte encore quelques dizaines à la fin de la guerre (1945). L’un d’eux est exposé en plein air au musée de Thieu. Il a été construit à Baasrode en 1907.

B.     LES BATELIERS SONT MAITRES A BORD

Afin de gagner de la place pour la cargaison, on a réduit l’espace destiné au batelier et à sa famille.

La cabine familiale est à l’arrière. On y descend, après avoir enlevé ses chaussures, par une écoutille donnant sur un escalier verni aussi raide qu’une échelle. On atterrit alors dans une pièce minuscule de 2,50 m sur 2 mètres. Sur le mur du fond, une petite cheminée avec images pieuses et mini-cuisinière. Au milieu, tabourets et table pliante. Un vrai royaume de poupées ! Sur les côtés, d’étroits lits encastrés et superposés, de petites armoires pour un minimum de linge et de vaisselle. L’ensemble est d’une propreté parfaite. Les cuivres reluisent, frottés au « Sidol ». Si la famille est nombreuse, le bébé peut éventuellement être casé dans un tiroir ouvert et les grands garçons, à l’avant, dans la soute à matériel. Pas de fenêtre à cet habitacle, l’air et la lumière vous tombent d’en haut par l’écoutille et un petit lanterneau réglable.

L’étroitesse des lieux, le manque de confort et d’intimité si fréquents encore en ce début de siècle ne semblaient pas les complexer. La propreté et l’ordre qui régnaient témoignaient de leur honorabilité. Les bateliers étaient, et sont encore, des gens courageux, indépendants et fiers d’être « maître à bord ».

C.     LE « SHOW-BOAT » (Jérôme Kern et Oscar Hammerstein)

Durant la journée, tout le monde est sur le pont exposé à la vue des riverains, spectateurs involontaires de ce théâtre flottant. Le père est à la barre. Il négocie les courbes et l’entrée dans l’écluse, manœuvre aussi délicate qu’un atterrissage. Il n’a droit qu’à 15 cm d’erreur. D’autres fois, il manie avec dextérité sa longue gaffe terminée par un crochet associé à une pointe métallique. S’il accroche, c’est pour tirer et se rapprocher. S’il pique, c’est pour pousser et faire avancer le bateau. On le voit alors appuyer de l’épaule sur l’extrémité de la perche pendant qu’il remonte — à grand peine et à contre-courant — le plat bord de la péniche qu’il fait avancer. Arrivé au bout, il retire sa perche, revient en courant vers la proue et recommence le même manège.

Pendant ce temps, la femme s’occupe des jeunes enfants et prépare la nourriture. Un tonnelet d’eau potable est tout près. Elle aide son mari à la manœuvre, fait la lessive. Le linge flotte au vent. Drapeaux et fanions de l’éternelle régate familiale !

Le bébé assis sur une couverture porte aux épaules un petit harnais de cuir souple attaché à une corde qui le tient à bonne distance du bord. S’il sait marcher, la corde est attachée à un anneau qui coulisse le long d’un fil tendu. Ce qui lui permet de trottiner sans danger d’un bout à l’autre du chaland.

Quand le temps se gâte, on fixe une bâche sur un faux toit et l’on s’abrite en dessous, recroquevillé, car un baquet ne peut pas avoir de superstructure fixe à hauteur d’homme. Il ne pourrait pas passer sous certains ponts. Si le soleil est trop brûlant, on tend un carré de drap blanc en guise de parasol.

Lorsque les bateliers ont un moment de répit, ils puisent de l’eau. Le seau, tenu par une corde, est jeté cul en l’air pour qu’il se remplisse mieux. Puis, pieds nus dans la savonnée, la brosse à la main, ils nettoient et renettoient le pont, la coque, les plats bords. Ils puisent et repuisent pour rincer. Pas besoin de s’inquiéter pour les eaux usées, ni les déchets de tous ordres ! Tout file au  canal.

D.    BLOQUES DANS LA BANQUISE

Le baquet de Charleroi n’était pas un bateau propre à enflammer l’imagination voyageuse des jeunes adolescents du rivage. Toutefois, durant certains hivers particulièrement rigoureux, quand le canal gelait et que la neige repeignait à neuf le décor de Noël, la vie prenait une autre allure et le canal une autre dimension.

C’était d’abord l’arrivée du brise-glace, barge métallique lourdement lestée à la proue de pierres et de blocs de métal. Sa coque, relevée vers l’avant, montait sur la glace quand les chevaux se mettaient à tirer. Celle-ci cédait sous le poids et s’effondrait avec des craquements rageurs. La voie dégagée, les péniches passaient avec mille précautions.

Durant un rude hiver de la guerre 1914-1918, la glace était si épaisse qu’un charretier fanfaron traversa le canal avec tout son attelage.

Les Allemands, soucieux de maintenir le trafic qui assurait leur ravitaillement en charbon, se trouvèrent un jour au « 35 » devant une glace si coriace qu’ils l’attaquèrent à la grenade. Mais en vain ! Ils allèrent réquisitionner des hommes du voisinage pour qu’ils viennent la découper à la hache. Le chemin libéré, leur petit remorqueur à pétrole triomphant éructait des « pin-pon, pin-pon ! » que les ouvriers frondeurs traduisaient sur le même rythme en « Pa-ris, Ber-lin ! ».

Quand la glace ne voulait plus céder, les bateliers s’arrangeaient au mieux pour prendre leurs quartiers d’hiver. Les péniches s’aggloméraient, frileuses, les unes près des autres, formant une petite flottille très vite immobilisée dans la banquise. Plusieurs fois par jour, les mariniers devaient casser la glace qui se reformait autour de leur bateau pour éviter que la pression trop forte n’écrase la coque. Ils sortaient leur casquette norvégienne en cuir doublée de fourrure avec des rabats pour les oreilles. De partout surgissaient des traîneaux. Ce n’était plus notre vallée mais un paysage de bout du monde. Nansen et Amundsen hivernant sur le « Fram » en attendant le dégel !

En lisant le récit de leurs expéditions, près d’un bon feu dans l’odeur des pommes cuites, point n’était besoin de se les imaginer. On vivait leurs aventures !

E.     LES CHEVALIERS DE LA BRUNE !

« C’est la valse brune Des chevaliers de la lune… ». Musique de G. Kier, 1909.

La nuit tombée, ils se glissent vers une péniche à l’amarre avec leur brouette préalablement graissée pour être plus silencieuse. Ils viennent en secret y charger de belles briquettes de charbon que leur laissent à bon prix certains mariniers complices. C’est un petit trafic entre initiés, gens qui se connaissent, toujours les mêmes, aux mêmes endroits propices. Les riverains qui ne sont pas dans le coup, mais qui sont au courant quand même, se demandent comment il est possible de prélever dans la cale une partie de la cargaison alors que les panneaux de couverture sont cadenassés au départ et contrôlés à l’arrivée. Et qu’en plus le niveau de flottaison du bateau doit rester inchangé durant tout le trajet. Bizarre ! Il doit y avoir un truc ! Sinon on ne verrait pas fleurir tant de revendeurs de charbon tout au long du canal !

Quand il s’agit de froment ou de maïs, nourriture pour le petit bétail ou la volaille (élevages recommandés par les Cercles Horticoles et Avicoles), le transport se fait à dos d’homme, dans des sacs.

Si les opérations ont lieu durant la journée, il faut prévoir un guetteur car les gendarmes ont la fâcheuse habitude de longer le canal depuis que l’Administration les a dotés de solides bicyclettes de couleur noire.

On peut en parler, il y a prescription !